Article du Rotary Mag
La finance, le luxe, l’événementiel, l’hôtellerie… face à la gravité hors normes de la pandémie de Covid- 19, de nombreux secteurs se sont mobilisés pour tenter de faire face. Les entreprises se sont engagées chacune à leur manière pour lutter contre ce fléau. Elles ont déclenché un élan puissant de soutien aux chercheurs et aux soignants, afin qu’ils disposent des moyens de combattre la pandémie. La générosité s’est aussi exprimée envers les plus fragiles, per- sonnes âgées, handicapées, précaires.
Face à la Covid-19, un engagement multiforme
Parmi les plus emblématiques, le laboratoire pharmaceutique Sanofi a renforcé son partenariat avec l’AP-HP et abondé au fonds d’urgence. LVMH, le groupe de luxe français, a quant à lui décidé dès le 16 mars de mobiliser ses usines de parfums et de cosmétiques pour produire des quantités importantes de gel hydroalcoolique et les offrir aux autorités sanitaires. Même chose pour L’Oréal qui a fourni égale- ment des pharmacies, des Ehpad et des acteurs de la distribution alimentaire. Le groupe Pernod-Ricard a de son côté fourni 70 000 litres d’alcool pur. De nombreuses entreprises, grandes et petites, ont fait don de masques au personnel soignant et aux pharmacies. La Fondation Carrefour a débloqué 3 millions d’euros à destination des associations qui apportent une aide alimentaire aux plus démunis. Et Doctolib a décidé, dès le 5 mars, d’assurer la gratuité de son service de téléconsultation. Ce sont quelques exemples parmi tant d’autres…
La crise de la Covid a donné une image de la philanthropie et du don dans ce qu’ils ont de plus collectif et solidaire. Mais un an avant, en avril 2019, après l’incendie de Notre-Dame de Paris, les promesses de dons record faites par plusieurs milliardaires avaient suscité une vague de réactions négatives. Elles braquaient alors crûment les projecteurs sur des questions déjà anciennes : la philanthropie et les réductions d’impôts qui l’accompagnent ne donnent- elles pas aux plus fortunés des moyens privilégiés pour financer leurs propres centres d’intérêt ? En venant se substituer à l’État et en évacuant toute délibération démocratique dans l’attribution des sommes, le risque n’est-il pas grand que les causes les plus médiatiques restent les mieux dotées ?
Un développement récent
En France, la prise en charge de l’intérêt général est traditionnellement dévolue aux pouvoirs publics. De culture très récente, la philanthropie fait ainsi craindre sa privatisation, le don devenant une forme de confiscation de la générosité et du choix des priorités en matière de bien commun. Dès la fin du XIXe siècle, la IIIe République a eu pour ambition de substituer à la charité une solidarité d’État. Ce n’est qu’en 1969 que la Fondation de France est créée sur une idée de Malraux afin de promouvoir une philanthropie à la française. La pratique émerge réellement dans les années 1980 et se développe jusqu’à ce que la Loi Aillagon, en 2003, marque une avancée législative décisive. La déduction fiscale qu’elle instaure représente un coup d’accélérateur, puisqu’elle permet aux mécènes de donner encore d’avantage.
Professionnalisation et culture d’entreprise
Aujourd’hui, la générosité en France représente 7,5 milliards d’euros, dont 40 % viennent du monde de l’entreprise. Le mécénat désigne cet engagement de personnes morales dans tous les domaines de l’intérêt général. Entre 2010 et 2016, une étude réalisée par le CSA pour l’association de développement du mécénat Admical montre que le nombre de sociétés ayant déduit des dons de leurs impôts au titre du mécénat a été multiplié par 2,5, passant de 28 000 à 73 500. Les grands groupes restent les locomotives du secteur (bien que minoritaires, ils représentent 57 % des dons). Mais contrairement aux idées reçues, plus de 96 % des entreprises mécènes sont des TPE-PME. La philanthropie hexagonale est encore loin du niveau des États-Unis où elle est très développée (2 % du PIB en 2018, contre seulement 0,4 % en France), mais il s’agit d’une culture qui est en plein essor, portée par un secteur professionnalisé et réactif. Les années 2000 ont vu une grande diversification des thèmes, ainsi qu’une évolution, à la fois dans les métiers et dans leur reconnaissance : objectifs précis, contrôle de l’utilisation des fonds, évaluation de l’impact du don, engagement des salariés, expression de la culture d’entreprise. C’est aussi l’époque où apparaît la fondation d’entreprise, puis le fonds de dotation, adaptation d’un concept américain qui permet de gagner en souplesse, avec une grande liberté de gestion. De plus en plus de mécènes, environ un quart, réalisent leurs actions via l’une de ces structures dédiées.
Un secteur très dynamique
Pour accompagner cette croissance, les conseillers en philanthropie sont devenus les nouveaux acteurs indispensables de l’industrie du don. Stéphane Godlewski fait partie de ces spécialistes chargés de garantir l’impact de la générosité. Après une première carrière dans la communication, il a créé sa propre structure, DoYouPhil, qui chaperonne les entreprises dans leur démarche. À ses yeux, si le phénomène s’est tant développé depuis une dizaine d’années, c’est que les entreprises sont conscientes du rôle qu’elles ont à jouer pour la collectivité. « L’essence de l’entreprise ne pouvait plus être de rester fermée sur elle-même sans tenir compte de son environnement sociétal, c’est-à-dire de ses parties prenantes », note-t-il. Même son de cloche pour Frédéric Théret à la Fondation de France : « Avoir une démarche d’altérité est ce qui nous permet de faire société autour d’un projet commun. Cette idée que l’entreprise est un corps social, qu’elle agit et ne fait pas que du profit est devenue vraiment concrète. Il y a, derrière, des gens qui sont ensemble et partagent des valeurs. Mais elles n’ont aucun sens si elles ne s’incarnent pas dans des actions . »
Les différentes formes de mécénat permettent à chaque mécène d’être en cohérence avec son identité, sa culture, sa taille, ses objectifs. Il est ainsi possible de donner non seulement de l’argent, mais aussi des bras ou du conseil. Le plus couramment utilisé reste le mécénat financier qui consiste à attribuer un montant en numéraire au profit d’un projet. Pour d’autres, il peut être parfois plus facile de donner des produits que de faire un don financier, c’est le mécénat en nature. Dernière pratique : le mécénat de compétences, qui permet de mettre à disposition un salarié sur son temps de travail. Ce dispositif reste facilement gérable pour des sociétés de grande taille. La SNCF, par exemple, compte plus de 1 300 salariés engagés auprès de 135 associations partenaires.
Une visée stratégique
Malgré les incertitudes, l’engagement des entre- prises ne se dément pas. Les actions et les dons en faveur de causes portant sur l’intérêt général et l’impact social positif s’envolent. Et c’était déjà le cas bien avant la crise de la Covid. Il s’agissait alors de soutenir la lutte contre la pauvreté, l’éducation, la recherche médicale, la culture ou encore l’environnement. Un vrai mouvement de fond. Les entrepreneurs s’y engagent d’autant plus nombreux que ces stratégies de mécénat rigoureuses et cohérentes irriguent et influencent les autres champs d’action de la structure. Ainsi, plus d’un quart des entreprises mécènes (27 %) mettent en œuvre une politique de Responsabilité sociétale d’entreprise (RSE), contre 11 % pour les entreprises qui ne sont pas mécènes. Et plus de la moitié (58 %) mènent parallèlement des actions de sponsoring. D’abord porté par les grandes entreprises, essentiellement autour de thèmes ayant trait à la culture, le mécénat était perçu comme un outil de communication. Progressivement, il s’est déplacé au secteur des ressources humaines. Et aujourd’hui, fait marquant, les entreprises les plus mûres l’ont rattaché à la direction générale. Elles en font dès lors un élément stratégique et intègrent aux missions de l’entreprise la réflexion sur la trace qu’elle laisse et sur son projet sociétal. « Un mécénat bien structuré peut renforcer le sentiment d’appartenance d’un collaborateur à son entreprise », confirme d’ailleurs Stéphane Godlewski.
Une réduction des avantages fiscaux
En France, le mécénat est aussi devenu un terme fis- cal, puisqu’il désigne un dispositif permettant aux particuliers et aux entreprises de réduire leur impôt grâce à leurs dons à des organismes d’intérêt général. Il est l’un des plus incitatifs au monde et inspire d’ail- leurs de nombreux pays. Pour les dons effectués par les entreprises au titre du mécénat, la loi prévoit une réduction d’impôt égale à 60 % de la somme versée, retenue dans la limite de 5 % du chiffre d’affaires hors taxes. Pourtant, une baisse entrée en vigueur en 2020 induit une réduction de 60 à 40 % de la déduction fis- cale à laquelle une entreprise peut prétendre au-delà de 2 millions de dons. Pas de quoi encourager la générosité. La décision risque au contraire de réduire les enveloppes des grosses sociétés. Pour Stéphane Godlewski, « c’est une très mauvaise nouvelle. Cela ne touchera pas beaucoup d’entreprises, mais cela va concerner les entreprises les plus engagées. »
Les enjeux de l’après confinement
Pendant la crise sanitaire, et face à l’urgence des besoins, une forme de norme morale s’est imposée. Pourtant, la Covid-19 n’a pas pris le monopole des besoins sociaux. Il a créé un focus commun tourné vers l’urgence de limiter la propagation d’un virus dévastateur. Mais il n’a pas annulé le cancer, l’errance et les autres maladies. Ces situations sont toujours là et les acteurs redoutent que, faute de financements, les ressources déployées soient réduites, voire suspendues. Avec la crainte que les donateurs se retrouvent en situation financière précaire. La crise économique et sociale va prendre le relais de la crise sanitaire et implique de nouvelles questions. Les fondations auront- elles les moyens de faire face aux besoins accrus des populations et des associations si la crise s’installe ? D’autant que la crainte d’un impact financier est bien réelle, qui limiterait les ressources disponibles. L’engagement des entreprises va-t-il se poursuivre ? Difficile d’imaginer le partage de richesses qui n’auront pas été créées. Celles qui font moins de bénéfices seront-elles toujours aussi présentes ? Et pour celles qui devront licencier, cela aura-t-il encore du sens de continuer à donner ? Le mécénat permet de financer des projets qui ne sont pas tout de suite rentables. Les fondations d’entreprise s’engagent par convention sur plusieurs années. C’est donc une grande source d’expérimentations, un moyen de mettre en œuvre des projets pilotes et de voir ensuite ce qui peut être répliqué à plus grande échelle. Pour l’instant, 63 % des entreprises ne prévoient pas de réduire leur engagement et 31 % ont même décidé de l’augmenter. Pour autant, Stéphane Godlewski relativise ces chiffres : « Le maintien est assuré en 2020. Mais l’urgence est passée et la crise économique qui arrive va poser des questions. Par rapport aux plans sociaux, est-ce qu’on peut continuer à faire du mécénat tout en licenciant ? Peut-être y aura-t-il plus de mécénat en nature, plus de mécénat de compétences, d’actions concrètes et locales. Mais je suis confiant. Les modalités vont évoluer, mais le principe ne sera pas remis en cause. »
Les nouvelles formes de philanthropie
Une profusion de nouveaux concepts repensent les relations entreprise/société. Les manières de s’investir se diversifient. Il peut s’agir de soutien à des projets, mais aussi de bourses personnelles, pour des chercheurs, des artistes, des étudiants. L’engagement de soutien au fonctionnement structurel des associations, au mécénat de compétences, de tutorat, se développe. Après la Covid- 19, de nombreux prêts à taux zéro ont été consentis aux associations pour les aider à passer le cap. Les acteurs observent également une régionalisation du don, avec l’apparition d’un mécénat territorial. L’empreinte locale est souvent forte, particulière- ment pour les PME, qui ont cette idée forte d’offrir un retour à un territoire pourvoyeur de richesses. De plus en plus de clubs de mécènes apparaissent, c’est-à-dire d’entreprises qui se réunissent et agissent sur des thèmes communs ; un moyen d’entrer dans un système très adapté aux PME.
On le voit, la conscience pour les sociétés de leur rôle à jouer au sein de la collectivité est désormais bien ancrée. La problématique reste aujourd’hui de pérenniser des modèles d’entreprises capables de surmonter les crises tout en poursuivant leur contribution à l’intérêt général.